- Monsieur ? C’est vous Gauthier Mathurin ?
Un garçon d’une douzaine d’années, d’apparence
frêle, se tenait dans l’encadrement. Ses cheveux noirs et hirsutes
ne semblaient pas savoir de quel côté se ranger, tant ils partaient
dans tous les sens. Il n’était vêtu que d’une simple
chemise usagée et d’un pantalon court en toile et marchait sans
chaussures. Gauthier acquiesça.
- Je m’appelle Martin, monsieur. Le lieutenant m’a ordonné
de vous conduire à la salle où nous prenons nos repas. Nous serons
compagnons de plat.
- Compagnons de quoi ?
- De plat ! cela veut dire que nous mangerons tous les jours ensemble, aux mêmes
heures. Les repas sont répartis en plusieurs services. D’abord,
ce sont les officiers qui sont servis, ensuite, les sous-officiers, les matelots
confirmés, et pour finir les novices et les nouveaux marins. Suivez-moi,
sinon tout sera distribué, et il ne nous restera rien à manger.
Gauthier suivit le jeune garçon qui courait presque tant il était
pressé. Dans la petite salle, six hommes étaient déjà
attablés, discutant de façon animée, et riant bruyamment.
Ils ne semblèrent pas remarquer l’arrivée des deux nouveaux
venus. Le jeune Martin désigna l’énorme marmite brûlante,
d’où s’échappait un fumet appétissant, ainsi
que des écuelles en métal qu’ils devaient remplir.
- Une fois les parts versées, je dois me retourner, fermer les yeux,
et citer les noms des autres compagnons de plat. Tu devras servir celui qui
répondra à son nom.
- C’est un jeu stupide, répliqua Gauthier.
- Pas du tout ! cela évite que quelqu’un ne se sente lésé
sur la quantité servie. De toute façon, il y a toujours des mécontents,
ajouta-t-il en baissant la voix.
Martin s’assit et tourna le dos à la table, enfouissant son visage
sous ses bras maigres.
- Prends en une dans la main, chuchota-t-il.
Il se disait que tout de même, c’était un drôle de
jeu. Martin annonça un prénom.
- Oscar ! clama-t-il de sa voix grêle.
Un homme d’une quarantaine d’années au visage émacié
leva la main. Gauthier lui tendit son assiette, que le matelot entreprit de
vider de façon bruyante.
- Placide ! continua-t-il
Et ainsi de suite, il servit à chaque marin le plat qui lui revenait.
Quand ce fut au tour du dernier, celui-ci manifesta son insatisfaction.
- Non seulement tu me sers en dernier, et en plus mon écuelle n’est
pas pleine, grogna-t-il.
Les autres lui firent signe de se taire, mais l’autre s’emporta.
- Hé, morveux ! tu as entendu ? mon assiette est à moitié
vide. J’en veux plus, insista-t-il auprès du jeune Martin.
- J’ai entendu, répondit le petit garçon en lui tendant
sa propre écuelle.
Sans aucun scrupule, le matelot se servit en poussant un soupir satisfait. Il
rendit l’assiette au jeune mousse à trois quarts vide. Gauthier,
qui n’avait encore jamais assisté à de tels agissements
s’indigna.
- La distribution s’est faite de façon régulière.
Martin ne pouvait pas voir quelle assiette je donnais. Vous n’avez pas
le droit de vous conduire de la sorte.
Les autres hommes se mirent rire, se moquant de lui.
- Laissez monsieur, ce n’est pas grave, fit Martin à l’adresse
de Gauthier.
L’homme, un grand gaillard blond aux épaules larges se leva et
s’approcha des deux enfants.
- Laissez monsieur, ce n’est pas grave, répéta-t-il hilare
en se claquant les mains sur les cuisses.
Il saisit Gauthier par le cou et d’une poigne de fer lui plongea le visage
dans son assiette brûlante. Gauthier cria en se débattant.
- Maintenant morveux, tu sauras qu’ici j’ai tous les droits, y compris
celui de te rosser quand j’en aurai envie, ajouta-t-il en le relâchant.
Demain, c’est toi qui me donneras ta part, et complète s’il
te plaît.
Humilié, Gauthier aurait voulu lui sauter à la gorge, mais la
raison lui commandait de se rasseoir. Il n’était pas de taille
à lutter avec cet homme plus âgé et surtout plus vigoureux
que lui. Furieux, il s’essuya le visage. Martin, le nez dans son écuelle
mangeait en silence, des larmes lui coulant le long des joues. Les autres finirent
de se restaurer, parlant grossièrement. Enfin, l’un d’eux
proposa à ses amis de boire une bouteille de rhum sur le pont. Lorsqu’ils
furent seuls, Martin s’adressa à Gauthier.
- Il ne fallait pas vous en mêler monsieur ! Cela ne se fait pas. D’habitude,
personne ne s’occupe des affaires des autres, surtout des novices.
? Qu’est-ce que tu racontes ? s’attaquer à plus faible que
soi est un signe de lâcheté. Cet homme est un rustre et un lâche.
Ah, si mon père avait été là, il l’aurait
rossé comme il faut. Et puis cesse de m’appeler ‘monsieur’,
je m’appelle Gauthier !
Martin hocha la tête.
- J’ai la consigne de vous conduire au bureau du capitaine après
que nous ayons tout remis en ordre, c’est à dire lavé et
rangé la salle.
- Et cesse aussi de me dire vous ! s’énerva Gauthier.
Devant la mine déconfite de son jeune camarade, il se radoucit, se disant
qu’il ne voulait pas se comporter de la même façon que l’autre
matelot.
- Dis moi ‘Tu’ ! je pourrais être ton grand frère,
ajouta-t-il en souriant. Il changea de sujet. Dis-moi, tu es bien jeune pour
un mousse.
- Pas du tout, rétorqua l'autre fièrement. C’est même
mon deuxième embarquement sur un trois mâts. Je n’avais pas
dix ans lorsque je suis parti pour la première fois. Mon père
aussi était marin, mais il a été tué par les Anglais
au cours d’une bataille le long des côtes africaines.
- Et ta mère, elle n’a pas besoin de toi ?
Martin haussa les épaules.
- Elle travaille chez des bourgeois à la Rochelle, comme ça, je
suis une bouche de moins à nourrir. Au moins ici, j’ai les repas
d’assurés, et comme je n’avais pas envie de travailler aux
champs…
Gauthier regarda son jeune compagnon, découvrant un autre univers, qu’il
n’avait pas imaginé. Lui qui avait toujours vécu dans l’amour
des siens, partagé entre ses parents et son oncle, il ne pensait pas
qu’un enfant encore plus jeune que lui pouvait être abandonné
comme l’était Martin. Il lui tendit la main.
- Tope là ! si tu veux, nous serons amis.
Un sourire radieux éclaira le visage du petit mousse. Il tapa énergiquement
la main de son nouvel ami.
- A partir de maintenant, nous sommes amis ! lança-t-il gaiement. Dépêchons
nous de mettre de l’ordre dans la pièce, car le capitaine t’attend.
Ensemble, ils nettoyèrent et rangèrent les lieux, ne se séparèrent
que devant la porte du bureau du capitaine Dumesnil...